La Cave du Prieuré

Une histoire de Piquets

 

Pour toutes les civilisations l’exploitation des ressources locales est depuis la nuit des temps un reflex puisqu’une nécessité pour subvenir aux besoins en tout genre. Depuis les années 70 et qu’un certain binôme appelé mondialisation-capitaliste a atteint la quasi-totalité des zones de la planète, nos besoins n’ont jamais cessé bien au contraire mais les ressources utilisées pour les subvenir ont été redistribuées au niveau planétaire.    

Le village de Jongieux était réputé pauvre où la vie était rude et difficile en raison de la nature des sols très caillouteuse donnant des rendements agricoles très faibles. Dans tout le canton Yennois il se disait aux jeunes filles de ne pas se marier avec un garçon venant de Jongieux sous peine d’une vie de misère et de labeur. Heureusement certaines jeunes filles ont su voir la véritable âme des jongiolans…

Les parcelles accidentées du coteau de Marestel sont plantées en vignes depuis le quatorzième siècle après qu’un certain Comte de Marest ait voulu comme le veut la légende, planter des ceps d’Altesse qu’il aurait ramené des Croisades de l’île de Chypre. Les crises viticoles de la fin du 19e siècle et les deux guerres mondiales ont eu raison des trois quarts des vignes de Marestel. Les seules autres vignes de la commune se résumaient à quelques treilles et parcelles.

Les paysans de Jongieux connaissaient la réputation des arbres acacias présents dans les forêts du village pour leurs caractéristiques imputrescibles et leur tenue dans le temps lorsque ceux-ci sont utilisés comme piquets. Cette essence d’arbre était privilégiée pour la réalisation des clôtures des pâturages. Selon les ressources forestières et dans une moindre mesure le châtaignier était également utilisé en second choix.

Les paysans devenus viticulteurs avec l’essor de la vigne sur le village de Jongieux ont tout naturellement utilisé pour les piquets de vigne les acacias. Pour un hectare de vigne sur le secteur de Jongieux plus de 1000 piquets sont nécessaires. Cette approximation est calculée en fonction de la densité de plantation des ceps de vigne par hectare

Pour un maintien aérien suffisamment solide des vignes, un piquet tous les 5 ceps est nécessaire. Historiquement sur Jongieux l’écartement entre les rangs est d’environ deux mètres ce qui explique qu’un hectare de vigne comporte 6000 ceps. (Sauf sur le terroir d’éboulis de Marestel les vignes ont des densités de plantation plus élevées comprenant 10 000 ceps par hectare. Sur ces dernières toutes les opérations d’entretien de la vigne sont manuelles pour des questions qualitatives et quantitatives des récoltes et d’optimisation de l’espace, les rangs sont volontairement serrés ; aux alentours de 1.3 mètre). Cette particularité du vignoble s’explique par l’utilisation de deux vaches ou bœufs pour les différents travaux des champs et donc des vignes. Il fallait donc une largeur inter-rang suffisante pour le passage de ces deux animaux couplés avec un jou. Les vignes des secteurs viticoles où le cheval était utilisé sont plantées plus serrées (environ 1 m d’écartement) car le cheval travaille seul. Cet équidé était trop cher pour les paysans du village. Une vache même fatiguée par une journée de labour pouvait toujours fournir un bol de lait. Pour une équivalence de foin mangé, la vache était plus rentable.

Le problème des piquets fut que sur la commune l’acacia n’est pas l’arbre le plus représenté. Il a fallu en trouver ailleurs et la solution n’est pas tombée du ciel mais est venue non pas de l’autre bout du monde mais de l’autre côté de la montagne…

La religion ponctuait les rythmes de vie et les relations humaines. Pour des raisons de prières et plus certainement pour des raisons de « vin de messe » …, les viticulteurs de Jongieux avaient des relations particulières avec les moines bénédictins encore présents à l’abbaye de Hautecombe jusqu’en 1992. Située sur la commune de St Pierre de Curtille au bord du Lac du Bourget, cette abbaye fondée en 1101 qui est la nécropole des comtes de Savoie possède une forêt privée où se trouve beaucoup d’acacias. Contre l’exploitation de cette forêt très difficile à travailler car en forte pente et à proximité immédiate du lac sans chemin d’accès les vignerons eurent l’autorisation de récupérer les précieux arbres.

Unies dans le travail, plusieurs familles de vignerons partaient ensemble de Jongieux pour abattre les acacias de la forêt d’Hautecombe. Le travail au combien difficile était mutualisé avec une répartition des tâches et des arbres coupés. La plupart des arbres étaient coupés et tombaient directement dans le lac avant d’être extirpés de l’eau à l’aide de treuil dans les prés aux abords de l’abbaye. Selon les Jongiolans, les moines étaient plus ponctuels à venir voir les viticulteurs aux heures de casse-croûte qu’aux heures de prières… 

Voici une anecdote assez amusante racontée par Noël qui accompagnait son père Raymond Barlet et les autres bûcherons du village à Hautecombe : « A la fin d’une semaine de coupe des arbres à l’abbaye, les moines nous invitèrent à partager avec eux le repas du midi. Lors de tout le repas un des moines bénédictins lit à haute voix des prières. Nous avions chacun un verre de vin rouge pour tout le repas. Glaudus Jacquin, ancien vigneron du village avait gardé son verre à moitié plein pour accompagner le fromage. A la fin du plat chaud, le moine révérant se leva et clôtura le repas à la surprise des viticulteurs hôtes d’un jour qui attendaient le fromage comme une évidence. Glaudus les yeux rivés sur son verre ne s’en remis pas et ne pût jamais finir son verre »  

Dans de nombreuses parcelles se trouvent encore en états et fonctionnels les piquets de la forêt d’Hautecombe et leur histoire.

En 2022, la mairie de Jongieux propose aux viticulteurs une vente sur pied d’acacias dans la forêt communale. Dans une volonté de gestion et d’entretien forestier, d’utilisation des ressources locales, de valorisation d’un bien commun et face aux prix des matières premières qui flambent cette proposition est accueillie avec enthousiasmes par de nombreux vignerons.

Nous voilà partis munis de nos tronçonneuses, treuil forestier, volonté insoupçonnée et casse-croûte garni à l’assaut des précieux arbres. Une fois abattus, les arbres sont coupés en billons de la longueur voulue puis sont descendus au village, fendus et appointés pour obtenir un piquet « Made in Jongieux » prêt à affronter le temps. Difficile d’admettre qu’une phrase aussi banale puisse résumer autant de journée d’effort et de mal de dos.

Voilà comment une simple histoire de piquets peut réveiller de nombreux souvenirs…